Cette semaine se déroule le colloque sur les fragilités et j’ai la chance d’en être le parrain. C’est un sujet qui me tient à cœur car il nous concerne tous et ne se réduit pas à la question du handicap. Nous sommes dans la troisième semaine de Vendée Globe, je viens de passer l’équateur et mon prochain objectif est le Cap de Bonne Espérance, dans le Sud de l’Afrique. Si je suis là aujourd’hui, ça n’est pas parce que je suis le plus fort, c’est au contraire parce que j’ai conscience de ma fragilité.
Pour commencer, mon bateau est fragile, il se détruit chaque jour un peu plus dans un environnement agressif. Tous les jours, quelque chose casse à bord et mon rôle est de préserver ce voilier pour que nous arrivions ensemble aux Sables d’Olonne. Au-delà du bateau, je me surveille moi. Ma peau, mes mains sont attaquées et je fais attention à tous mes mouvements pour ne pas me blesser. Je surveille aussi mon état de fatigue. Lorsque je suis reposé, je suis dans un état d’esprit conquérant, je trouve des solutions. A l’inverse, la fatigue rend le moindre problème insurmontable et mon moral peut s’écrouler à la première contrariété. Je veille aussi sur mon comportement dans la course.
Je ne suis qu’à 2 milles* (moins de 4 km, ndlr) de Romain Attanasio et la tentation est grande de tout faire pour gagner une place. Il est si facile de vouloir impressionner les autres ! Je peux théoriquement aller plus vite mais ce serait présumer de mes forces. Je me répète chaque jour que c’est exceptionnel pour quelqu’un comme moi d’être ici. Aller plus vite génère beaucoup de stress et ça serait aller au casse-pipe que de me mettre dans cette situation. Je n’en ai pas les capacités et ma force est de le savoir. Se connaître soi-même est un travail essentiel que peu de gens font. Ça fait mal à l’égo de reconnaître ses fragilités et c’est pourtant comme ça que l’on devient un homme ou une femme accompli. C’est comme ça que l’on devient adulte.
La fragilité dans une équipe génère souvent une forme de rejet ou de mépris. On la cache alors que ceux qui n’en font pas mystère méritent le plus grand respect. C’est quand tous les membres d’une équipe sont suffisamment à l’aise pour reconnaitre leurs points faibles que la performance est au rendez-vous. On découvre ainsi que les gens les plus fragiles ne sont pas toujours ceux que l’on croit.
J’ai eu l’occasion de participer à un stage de survie et de préparation au sauvetage en mer avec un groupe il y a plusieurs années. Nous étions dans une piscine et il fallait notamment s’extraire d’une carcasse d’hélicoptère factice. Plusieurs personnes handicapées étaient avec moi et ils étaient tous parfaitement à l’aise car ils pratiquaient des sports d’eau. A l’inverse, la cameraman qui était tout à fait valide a eu toutes les peines du monde car elle était claustrophobe. C’est elle qui avait besoin que l’on prenne soin d’elle et non les « bras cassés » qui m’accompagnaient. Cela prouve une chose, c’est que notre vision de la fragilité est souvent erronée. On cherche à protéger les gens et c’est une erreur. Protéger et prendre soin sont deux choses différentes. Quand on protège, on isole alors que prendre soin, c’est connaitre l’autre. C’est seulement dans ce cas qu’on l’aide à s’épanouir et à prendre, lui aussi, sa part de risque.
Eric Bellion
3e Chronique publiée par le quotidien « La Croix », partenaire média pendant le Vendée Globe