Faire du sud, du sud, du sud. C’est mon obsession du moment. Je dois gagner le Cap des Aiguilles qui marque l’entrée dans l’Indien mais les conditions ne nous sont pas favorables à moi et à mes petits camarades. Les premiers sont passés comme des fusées mais pour nous, l’anticyclone de Sainte Hélène s’étale et nous nous trainons vers cet Indien que l’on désire autant qu’on le craint. Depuis 3 jours, je navigue au plus près du vent. Le bateau est penché, tape dans les vagues et tout est trempé, c’est la pire des allures. Je vis dans une machine à laver et chaque mille se gagne de haute lutte. Dans moins de 48 heures, c’est une dépression qui va venir nous cueillir. Ça sera la première vraie tempête de ce Vendée Globe des vagues enflent autour du monde sans jamais rencontrer le moindre obstacle.
J’aimerais dire que tout va pour le mieux mais ça serait mentir et là où je suis, il n’est pas question de tricher. J’ai une sacrée marche à franchir pour gagner les mers du sud. Elle est encore plus haute que ce que je pensais mais j’ai décidé de m’y attaquer, à ma mesure. Pourtant, « tout va bien à bord » comme on dit. J’aurais signé des deux mains avant le départ pour être dans cette situation. Le bateau n’a aucune avarie et est prêt pour les mers australes. Le positionnement est lui aussi idéal puisque je suis au contact de la flotte. Le classement ne m’intéresse toujours pas mais je suis entouré de grands marins et rien n’est plus sécurisant. Le problème vient plutôt de moi et porte un nom : l’épuisement. C’est un peu moins rationnel qu’une casse matérielle ou une blessure mais c’est peut-être le plus grand péril auquel je puisse être confronté. Mon déficit de sommeil se creuse de jour en jour et c’est un cycle infernal. Moins je dors, plus je m’énerve et… moins je dors. C’est comme lorsque l’on se retourne dans son lit mais l’angoisse est décuplée par la situation. Ce bateau est si exigeant ! Le moindre petit pépin peut devenir une montagne de problèmes et la fatigue y met son coefficient multiplicateur.
J’ai de plus en plus conscience, avec ce Vendée Globe, de m’être attaqué à un gros morceau. Je suis partagé entre un bon sens marin qui me recommande la plus grande prudence et cette audace qui m’a amenée jusqu’ici. Cette nuit, j’ai réussi à dormir quatre heures – c’est beaucoup – et le moral est remonté. J’ai la volonté de me battre pour y arriver avec une seule limite, je refuse de me mettre en danger, ou pire, de mettre en danger d’autres bateaux de la course.
Cette situation extrême me permet de réaliser à quel point ce message sur la différence me porte autant que je l’ai porté. Grâce à cette aventure, j’ai touché plus de gens en un an et demi qu’en quinze ans de navigation en équipage. C’est mon premier succès et si je trouve la motivation aujourd’hui c’est pour porter un peu plus loin ce message qui me tient tant à cœur.
20 000 milles me séparent des Sables d’Olonne. C’est énorme mais je vais parcourir un mille, puis un autre. Une chose est sûre, tout cela me mènera plus loin que je ne suis jamais allé.
Eric Bellion
Publié initialement dans La Croix