Compiler des résultats chiffrés dans des tableurs… Remplir des fiches d’évaluation normées… Aiguillonner son équipe pour qu’elle remplisse des objectifs comptables… Le rôle d’un manager peut-il se réduire à ces tâches-là ? Ce serait une erreur de le croire. Pour une raison très simple : je suis convaincu que, pour atteindre les sommets, il ne faut pas convoiter la performance. Il existe un objectif bien plus ambitieux : viser l’harmonie. Parce que c’est lorsqu’on atteint l’harmonie qu’on obtient des résultats nettement supérieurs aux ambitions initiales.
Il est évident que, sur la route du succès, la quête de l’harmonie est le chemin le plus escarpé. Mais c’est aussi le plus sûr pour arriver à bon port
A l’occasion de mes trois dernières aventures, cette quête de l’harmonie m’a permis d’aller bien au-delà des objectifs que je m’étais fixé. Jamais je n’aurais soupçonné pouvoir battre des pros de la course au large avec l’équipage de Team Jolokia… Jamais je n’aurais imaginé terminer septième de la transat Jacques Vabre avec Sam Goodchild… Jamais je n’aurais songé finir premier bizuth du Vendée Globe 2016… Il n’empêche. C’est bel et bien ce qui est arrivé. Parce que ma quête de l’harmonie m’a conduit inéluctablement au succès.
Je ne prétends pas que c’est facile : l’harmonie n’est pas quantifiable. Se lancer à sa recherche, c’est faire deux pas dans le noir et remettre en question les indicateurs de résultats avec lesquels les managers ont coutume de se rassurer. Il est évident que, sur la route du succès, la quête de l’harmonie est le chemin le plus escarpé. Mais c’est aussi le plus sûr pour arriver à bon port.
Donner du temps au temps
D’abord, cette recherche requiert du temps. J’ai bien conscience que c’est probablement ce dont les entreprises sont le plus dépourvues… Mais prendre le temps de bâtir l’harmonie est néanmoins indispensable pour accéder à la performance. Peut-on concevoir qu’un orchestre parvienne à tirer la quintessence d’une partition sans que ses musiciens aient passé du temps à travailler ensemble ? Ce n’est qu’à force de répétitions qu’ils arrivent à s’accorder les uns aux autres et à trouver le bon tempo. Il leur faut du temps pour se mettre au service d’un objectif qui les dépasse : donner, au soir du concert, une interprétation la plus harmonieuse possible !
Prendre le temps de bâtir l’harmonie est néanmoins indispensable pour accéder à la performance
Sur Team Jolokia, nous avions fait le pari de la différence. Nous étions convaincus que, dès lors que nous étions unis par des ressemblances invisibles, la performance naîtrait de la différence entre chacun des membres de l’équipage. Mais les débuts ont été tumultueux. C’est difficile de faire coopérer des gens qui n’ont pas les mêmes codes, la même culture et les mêmes spécificités. Nous sommes passés par des moments de doute terribles. Convaincre que les singularités de chacun font la richesse de tous, c’est à la fois chronophage et énergivore. Au final, il nous a fallu trois mois et demi pour que nos ressemblances invisibles l’emportent. Mais dès que cela a été le cas, nous étions bien meilleurs que nous ne l’espérions au début de l’aventure.
Sur Team Jolokia, nous avions fait le pari de la différence. Ce temps que nous avons passé à nous accorder sur l’essentiel s’est révélé extrêmement profitable. Les étincelles que nos différences avaient suscitées au début ont finalement permis des échanges précieux, où chacun a été amené à parler avec l’autre pour mieux le comprendre.
Réhabiliter la fragilité
Or, le dialogue est justement le deuxième ingrédient indispensable pour atteindre l’harmonie. Alors que la course au large est plutôt un monde de taiseux, j’ai toujours choisi de mettre la communication au cœur de mes aventures. Nous avons beaucoup dialogué au sein de Team Jolokia. Et j’ai aussi beaucoup parlé avec Sam Goodchild, mon équipier sur la transat Jacques Vabre 2015. Nous avons d’abord mis nos objectifs personnels sur la table. Puis nous avons passé énormément de temps à nous montrer l’un à l’autre. A exposer nos points forts, bien entendu. Mais aussi à dévoiler nos fragilités. Ce point-là est fondamental : comment Sam aurait-il pu pallier mes points faibles si j’avais choisi de les lui taire ? Et réciproquement !
Au sein d’une organisation, c’est le rôle du manager de veiller à instaurer le dialogue. D’expliquer ce que les singularités de chacun peuvent apporter au groupe. D’encourager chaque membre de son équipe à faire part de ses points forts ET de ses points faibles. Si au sein d’une équipe chacun passe son temps à montrer les muscles pour écraser l’autre, le collectif n’atteindra jamais l’harmonie… Ne pas faire mystère de ses fragilités, c’est couper court aux rivalités éventuelles. C’est tuer les egos démesurés pour se mettre au service du collectif. Et ainsi, parvenir à des succès inespérés.
Une équipe de rugby performante mise à la fois sur la puissance de ses avants et sur la vitesse de ses arrières : elle prend en compte les singularités de chacun pour bâtir une complémentarité. Mais si elle est composée de joueurs qui prétendent être les meilleurs à tous les postes, ses résultats seront toujours désastreux ! Car dévoiler ses fragilités nécessite un investissement personnel intense : il faut du courage pour se voir tel qu’on est, pour ne pas se mentir à soi-même. Être soi-même, c’est indispensable pour trouver l’harmonie.
Trouver sa propre voie
Ainsi, sur le Vendée Globe, j’ai atteint l’harmonie quand j’ai cessé de me comparer aux autres skippers. Les premières semaines, j’étais crispé par les regards que j’imaginais posés sur moi. Je ne pouvais pas accepter mes fragilités, encore moins les montrer ; être fatigué et me sentir dans l’obligation de dormir était un vrai problème. Mais en me lançant à l’assaut des mers du Sud, j’ai senti qu’il était temps de me concentrer sur moi-même. J’ai éteint l’ordinateur de bord qui m’indiquait la position des autres bateaux. Et alors que les skippers professionnels m’avaient dit qu’il ne fallait pas laisser le bateau sans surveillance trop longtemps, j’ai coupé cette satanée alarme qui sonnait toutes les 40 minutes. Bref, j’ai trouvé la recette qui me convenait. Je me suis fait confiance et, pour finir, je suis devenu moi-même.
Une équipe devient elle-même dès lors qu’elle mise sur ses ressemblances invisibles
Il peut se passer exactement la même chose dans un groupe composé d’individus radicalement différents. Une équipe devient elle-même dès lors qu’elle mise sur ses ressemblances invisibles, qu’elle montre sa capacité à faire confiance à l’autre et qu’elle se met d’accord sur les objectifs à atteindre ! Dès lors qu’elle fait ce qui lui correspond et qu’elle entre en harmonie avec elle-même, en somme. C’est à ce prix qu’elle obtiendra des résultats inouïs.
Les aventuriers de l’harmonie perdue
Figurer au départ de la Route du Rhum, c’est pour moi une autre manière d’appréhender ma quête de l’harmonie. La goélette COMMEUNSEULHOMME est évidemment moins rapide que l’IMOCA avec lequel j’ai couru le Vendée Globe, mais je naviguerai à mon rythme. Et je compte sur cette sorte de décélération pour aller vers une forme d’épanouissement différente de ce que j’ai pu connaître auparavant.
Cette recherche de l’harmonie figure également au cœur du nouveau projet que nous mènerons à bien en 2019 à bord de notre goélette. Nos explorations à venir visent en effet à repérer des individus ou des groupes qui pratiquent l’harmonie au quotidien. A nous intéresser aux étapes qu’ils ont franchies pour y parvenir. A dépister les difficultés qu’ils ont pu éventuellement rencontrer. Je suis chaque jour plus convaincu que les grandes découvertes du futur concerneront l’être humain, sa manière d’être en harmonie avec lui-même et de développer avec d’autres une forme d’intelligence collective.
Pendant des siècles, les grandes découvertes ont été synonymes de course effrénée au pouvoir, de confrontation entre nations et de volonté de dominer l’autre. Des comportements de rassurance, en somme, qui peuvent s’apparenter à cette course frénétique au résultat, à cet esprit de compétition et à ces rivalités internes qui prédominent aujourd’hui dans le monde de l’entreprise. Il est temps d’en finir avec ces réflexes infantiles et apeurés. Et de mettre la quête de l’harmonie humaine au cœur de nos préoccupations.