J’ai attendu 41 ans pour me dire merci. C’est un peu dommage, non ? Pendant 41 ans, tout ce que je réalisais n’était jamais assez fort, jamais assez haut, jamais assez beau. Il y avait toujours un grain de sable qui m’empêchait d’étancher ma soif d’absolu. A chaque fois que j’entreprenais quelque chose, j’étais si dur avec moi-même que je me disais systématiquement que je pouvais faire mieux. J’étais en état d’insatisfaction permanente. Mais je n’en avais pas vraiment conscience et je ne l’ai compris qu’à l’occasion du Vendée Globe.
A chaque fois que j’entreprenais quelque chose, j’étais si dur avec moi-même que je me disais systématiquement que je pouvais faire mieux
C’est arrivé sans crier gare, au milieu de l’océan Pacifique. J’avais essuyé de grosses tempêtes, j’avais dû réparer mon safran dans des conditions périlleuses, mais je ne m’étais toujours pas remercié. Et puis un jour, je me suis tapé sur l’épaule pour me féliciter. Aussitôt, j’ai pensé que c’était la première fois que je me complimentais ainsi.
Il était temps… Pourquoi cela s’est-il produit précisément à ce moment-là ? Probablement parce que j’ai alors pris conscience du chemin que j’avais accompli et des efforts qu’il m’avait fallu consentir pour en arriver là. A quoi peut bien servir d’avoir osé la différence, d’avoir gagné en confiance, d’avoir affiché un état d’esprit pionnier et d’avoir atteint la performance en visant l’harmonie si on ne sait pas se réjouir des efforts accomplis ?
La fierté de l’effort
Exulter, c’est aussi une manière de se remercier collectivement. Avec Team Jolokia, nous avons vécu un bonheur extraordinaire sur la Fastnet Race 2013. En battant des équipages professionnels, nous sommes allés bien au-delà de nos rêves les plus fous. Personne ne nous attendait à ce niveau, pas même nous. Et à notre arrivée à Plymouth, ce bonheur intense s’est soldé par un formidable moment d’exultation : spontanément, l’ensemble de l’équipage a plongé dans une eau dont la température ne dépassait guère les 14 degrés. Y compris Olivier, notre barreur aveugle, qui s’est jeté du ponton sans se préoccuper de savoir si une embarcation pouvait se trouver en-dessous ! Pendant quelques minutes, tout n’était que rires, cris, éclaboussures et pleurs de joie…
Si nous avons exulté de façon si démonstrative, c’est parce que nous étions conscients d’avoir vécu bien davantage qu’une course : l’aventure d’une vie. Nous en étions fiers et cette fierté était à la mesure des efforts consentis au cours des mois qui venaient de s’écouler. Parce que pour en arriver là, nous avions vraiment souffert. Tenter ce pari de la différence comme nous l’avons fait, cela n’a rien de simple. Nous avons passé énormément de temps à nous fabriquer un langage commun et à faire en sorte que chacun puisse avoir confiance en l’autre. Mais au final, la différence a constitué pour notre équipage un formidable ciment : elle nous a obligé à redoubler d’efforts et à souffrir tous ensemble. Et voir notre labeur couronné de succès nous a tous rendu follement heureux.
Sur un bateau comme dans le monde de l’entreprise, la différence constitue donc une véritable potion magique. Dès lors qu’on accepte de recruter des gens unis par des ressemblances invisibles, qu’on choisit de leur faire confiance, qu’on fait de chaque difficulté un tremplin et qu’on vise l’harmonie collective, on atteint une performance qui va au-delà des espérances initiales. La fierté d’avoir réussi ensemble s’en trouve décuplée. Et le moment d’exultation est à la mesure de cette fierté !
L’importance de la célébration
Malheureusement, cette expression du bonheur est souvent absente du monde du travail. Probablement parce que la prise de risque n’est pas une règle immuable de la vie en entreprise, parce que la confiance en l’autre n’y est pas toujours de mise, parce que la peur de mal faire y paralyse l’état d’esprit pionnier et parce que la recherche de la performance immédiate prime sur la quête de l’harmonie. Mais aussi parce que célébrer la réussite requiert de faire une pause dans son travail, ce qui peut paraître improductif au premier abord. Bien au contraire, la célébration du succès est aussi précieuse que féconde.
Même si j’ai une préférence pour la spontanéité, peu importe que le moment d’exultation soit solennel ou informel. L’essentiel, c’est qu’il soit empreint d’une très grande sincérité. C’est un moment où le leader doit trouver les mots justes pour dire au groupe combien il peut être fier du chemin parcouru. C’est le rôle du manager de montrer à son équipe qu’elle a découvert en elle des ressources insoupçonnées. C’est à lui de remercier chacun de ses membres pour ce qu’il a apporté au collectif. Et c’est à lui de montrer que l’effort accompli a permis d’aller au-delà des objectifs initiaux. Au cours de ce moment d’exultation, chaque membre de l’équipe peut aussi témoigner de ce que l’aventure lui a personnellement apporté. Bref, ce temps-là est précieux car il permet de souder davantage encore le collectif.
C’est le rôle du manager de montrer à son équipe qu’elle a découvert en elle des ressources insoupçonnées.
Il faut savoir saisir ces moments fugaces d’exultation et les marquer d’une empreinte presque sacrée, parce qu’ils resteront des souvenirs vivaces. Sur la Transat Jacques Vabre 2015, j’ai vécu avec Sam Goodchild un instant particulièrement touchant. Nous étions à quelques heures de l’arrivée et nous savions que nous avions réussi notre course. Nous nous sommes spontanément pris dans les bras l’un de l’autre et nous nous sommes dit merci. C’était notre manière à nous d’exulter. Dans le monde de la voile, je pense que ce genre d’effusion est rare. Mais cette scène est solidement ancrée dans ma mémoire et je sais qu’elle y demeurera toujours.
Surtout, la célébration de la réussite constitue un carburant essentiel pour l’avenir. Se remercier, c’est faire en sorte que l’équipe s’autorise à reproduire, un jour ou l’autre, le processus qui l’a conduit au succès. C’est emmagasiner de l’énergie pour que le groupe sorte de nouveau de sa zone de confort, qu’il poursuive la quête de ses ressources insoupçonnées, qu’il interprète encore chaque problème comme une opportunité d’aller plus loin, qu’il vise une fois de plus l’harmonie collective et, enfin, qu’il exulte en prenant conscience qu’il est allé au-delà de la performance escomptée. La boucle est alors de nouveau bouclée. Et prête à être reproduite à l’infini.
Aujourd’hui, je veux savoir si les facteurs qui conduisent à l’exultation – personnelle et collective – sont universels. L’exploration autour du monde dans laquelle nous allons nous lancer vise donc à rencontrer des communautés qui éprouvent de tels bonheurs collectifs et à tenter de comprendre les mécanismes qui les ont conduits à les ressentir. Je tiens à vérifier si les cinq principes que j’ai définis sont identiques aux chemins que ces communautés empruntent pour atteindre leur propre état de grâce. Ou s’il existe d’autres voies conduisant au bonheur, différentes mais tout aussi pertinentes !